Autonomie stratégique : l’Europe peut-elle se passer des États-Unis ?

Entretien avec Justin Logan, directeur des études de défense et de politique étrangère au think tank conservateur américain CATO institute. Propos recueillis par Henrik Werenskiold. Article original paru dans Geopolitika. 
Traduction de Conflits. Publié le 19 septembre 2024. 
© https://www.revueconflits.com/autonomie-strategique-leurope-peut-elle-se-passer-des-etats-unis/

Justin Logan est le directeur des études de défense et de politique étrangère à l’Institut Cato. Il est un expert de la grande stratégie américaine, de la théorie des relations internationales et de la politique étrangère américaine. Ses recherches actuelles portent sur trois sujets : l’échec des efforts des États-Unis en matière de partage de la charge au sein de l’OTAN ; l’équilibre changeant du pouvoir en Asie ; et la pertinence limitée du Moyen-Orient pour la sécurité nationale américaine.

Les Français ont été les premiers à promouvoir l’idée d’une autonomie stratégique européenne. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Pensez-vous qu’il soit possible d’établir un commandement militaire européen unifié doté d’une véritable autonomie stratégique ?

De nombreux Européens perçoivent d’un certain œil l’ambition persistante de la France de diriger l’Europe, mais d’un point de vue américain, l’intérêt des États-Unis réside dans le maintien de la division de l’Europe. Cette position découle de notre participation à la Première Guerre mondiale, à la Seconde Guerre mondiale et à la Guerre froide, au cours desquelles nous avons cherché à empêcher la domination de l’Allemagne du Kaiser Wilhelm, de l’Allemagne d’Adolf Hitler ou de l’Union soviétique.

Du point de vue de la realpolitik américaine, l’objectif est d’empêcher un pays de dominer l’Europe, tout en permettant à l’Europe de se défendre, ce qui ne devrait pas être trop difficile si l’on compare l’économie et la population de l’Union européenne à celles de la Russie. En outre, si l’on considère les luttes de la Russie en Ukraine, il est clair que la Russie n’est pas candidate à la domination de l’Europe.

Nous sommes donc parvenus à une situation aussi favorable que possible du point de vue américain. Les conflits, l’instabilité et les guerres peuvent persister en Europe, mais l’objectif central des États-Unis, qui était d’empêcher un pays de dominer le continent, a pour l’essentiel été atteint. Il s’agit là d’une évolution positive dont les États-Unis devraient se féliciter.

Pensez-vous que l’Europe a déjà la capacité de se défendre contre la Russie sans le soutien des États-Unis ? La guerre en Ukraine se déroulerait très probablement différemment sans le soutien militaire des États-Unis.

Certes, mais les États-Unis ne sont pas engagés comme si l’Ukraine était un allié de l’OTAN, puisque nous ne sommes pas directement impliqués dans les combats. Il est donc concevable d’envisager un scénario de guerre en Europe dans lequel les États-Unis ne combattent pas activement, mais soutiennent l’effort de guerre par d’autres moyens. Nous pouvons fournir différents types de soutien, mais pas de personnel militaire proprement dit.

Je pense qu’un exemple pertinent du conflit ukrainien, qui pourrait s’appliquer plus largement à l’Europe, est le partage par les États-Unis de ce que nous appelons ISR : Intelligence, Surveillance et Reconnaissance (les moyens de recueil du renseignement militaire nécessaire pour mener une campagne). Non seulement nous avons détecté les mouvements russes dès le début de la guerre, ce qui a été bénéfique pour l’effort de guerre de l’Ukraine, mais nous avons également fourni un soutien ISR à l’armée ukrainienne tout au long du conflit jusqu’à aujourd’hui, ce qui a été essentiel pour elle.

Ces capacités pourraient également soutenir l’Europe en cas de conflit armé, étant donné que l’Europe ne dispose pas des capacités satellitaires et de surveillance que nous possédons. Nous pourrions ainsi poursuivre ce soutien sans déployer de troupes. Cela ne veut pas dire que nous cesserions de communiquer ou de coopérer avec les Européens, mais l’idée que les États-Unis doivent être le nœud central de la défense de l’Europe semble fantaisiste.

Alors oui, que ce soit à travers la vision de Macron, l’UE, ou même une potentielle alliance franco-germano-britannique – ce qui semble étrange à mentionner – je crois qu’ils trouveront leur voie. Mais je n’ai pas de préférence particulière quant à la manière dont elle devrait être structurée, que ce soit par le biais de l’UE ou d’une alliance tripartite.

Toutefois, l’idée que la Russie puisse étendre ses lignes d’approvisionnement actuelles de plusieurs centaines de kilomètres en Europe et être efficace dans un endroit comme la Pologne semble également irréaliste, en particulier avec le niveau actuel de soutien militaire des États-Unis et d’autres pays européens. Il peut sembler étrange de dire cela pendant le plus grand conflit en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, mais du point de vue des États-Unis, il s’agit d’une histoire positive. Nous avons appris que l’armée russe s’efforce de pulvériser l’Ukraine, ce qui indique que nous avons surestimé ses capacités militaires.

Oui, c’est terrible pour l’Ukraine et probablement pour la Russie, mais c’est avantageux pour nous. Si les Russes ne parviennent pas à vaincre rapidement l’Ukraine, ils seront confrontés à d’immenses défis face à des pays comme la France ou l’Allemagne.

Vous dites donc que le statu quo actuel est en fait le meilleur pour les États-Unis parce que vous voudriez que les capacités de défense européennes soient décentralisées, en ce sens que vous ne voudriez pas qu’une seule entité contrôle tout le potentiel militaire du continent ?

Je ne pense pas que le statu quo soit le meilleur scénario, car les États-Unis ont actuellement 100 000 soldats stationnés en Europe, et je ne veux pas avoir 100 000 soldats en Europe. Je ne pense pas que la défense de l’Europe nécessite 100 000 soldats américains stationnés en permanence sur le continent. Je pense donc que si nous commencions à prendre nos distances avec l’OTAN, que ce soit par le biais d’une « OTAN dormante » ou en commençant unilatéralement à retirer des troupes d’Allemagne, cela provoquerait une nouvelle onde de choc au cœur de l’Europe, tout comme l’a fait l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Mais je pense qu’une « onde de choc sécuritaire européenne » supplémentaire serait en fait une bonne chose du point de vue des États-Unis, car elle forcerait la Zeitenwende (évolution, tournant, changement), qui n’est actuellement qu’un tour de passe-passe comptable, à se transformer peut-être en quelque chose de réel. Dans ce contexte, si l’on observe l’opinion publique allemande sur les dépenses militaires, on constate que la question d’un récent sondage était très défavorable cette l’idée. La question était la suivante : « Devrions-nous dépenser davantage pour la défense, même si cela devait se faire au détriment d’autres priorités nationales, y compris la protection sociale et les infrastructures ? Et ce n’est pas une majorité, mais une pluralité – 46 ou 47 % des Allemands – qui a répondu par l’affirmative à cette question.

Quant aux autres options, elles sont soutenues à hauteur de 30 % et 20 % respectivement. C’est assez frappant pour moi. Ainsi, plutôt que de voir les Allemands gaspiller des milliards d’euros pour des F-35 qu’ils n’utiliseront jamais, il serait bon qu’ils utilisent ces ressources, ou peut-être des ressources supplémentaires, d’une manière plus intelligente qui se traduise réellement par une puissance militaire sur le terrain.

En Europe, il est difficile pour les hommes politiques de préconiser des réductions des programmes de protection sociale, des dépenses sociales et des dépenses de l’État, qui pourraient être nécessaires pour augmenter les dépenses militaires. Une façon de contourner partiellement ce problème est d’en avoir plus pour son argent en réduisant les redondances entre les armées européennes et en améliorant leur complémentarité.

Existe-t-il un moyen de les rendre plus complémentaires, ou est-ce tout simplement impossible en raison de questions telles que le réalisme politique, le nationalisme, les intérêts nationaux et le trop grand nombre d’intérêts divergents entre les différents États européens ?

La réponse honnête est que je ne sais pas, mais il y a certainement moyen de réduire les redondances. Reste à savoir s’il s’agit d’une mise en commun de la souveraineté ou de quelque chose de beaucoup plus ambitieux. On a parlé d’une armée européenne, ce qui est peut-être tiré par les cheveux. Mais il est certain que les redondances pourraient être réduites. L’Europe compte des dizaines d’armées, de forces aériennes, de marines, etc. différentes, dont les capacités sont redondantes. Ces forces pourraient certainement être rationalisées afin de devenir une force de combat plus efficace.

Ces ressources pourraient être utilisées, positionnées, mises en commun et donc mieux appliquées. Encore une fois, je suis agnostique et incertain quant à savoir si ces efforts devraient passer par l’Union européenne ou par une sorte d’accord multilatéral entre les États concernés. Mais en fin de compte, soit vous pensez que ces pays européens se soucient de leur sécurité et de leur survie, soit vous ne le pensez pas. Je suis dans le camp de ceux qui pensent que c’est le cas.

Mais ils sont très heureux de pouvoir compter sur les États-Unis et de s’appuyer sur eux autant que possible. Je ne les blâme pas du tout ; je pense qu’ils sont intelligents. Je ne reproche pas aux Européens d’accepter la gratuité ; je nous reproche de la leur offrir. Il y a une métaphore que j’aime utiliser : Si nous vous invitons à dîner et que nous payons l’addition, pour nous plaindre ensuite que les Européens n’ont pas payé, c’est que nous avons invité. Eh bien, nous avons invité. C’était notre marché, et nous aimons être le joueur le plus important à la table. Personnellement, je n’aime pas cela ; cela ne vaut pas le coût pour nous.

Je pense donc que nous devrions commencer à retirer des troupes de pays comme l’Allemagne et communiquer clairement et amplifier ce sentiment de menace. En d’autres termes, il faut leur faire comprendre qu’ils ont un grave problème qu’ils doivent régler, et voir ce qui se passe. Je pense que les Européens se ressaisiraient rapidement dans un tel scénario. Je ne suis toutefois pas certain de la manière dont cela fonctionnerait. Beaucoup de gens diront, oh, il faut passer par l’UE, il faut des obligations de défense ; ou non, il faut passer par Paris, ou non, il faut une version plus nationale.

Mais d’un point de vue américain, la façon dont elle serait organisée à la fin n’a pas vraiment d’importance. Le seul danger serait que les Européens restent littéralement les bras croisés et regardent l’armée russe traverser l’Ukraine et la Pologne et pointer un poignard au cœur de l’Allemagne. Je pense que c’est de la science-fiction. Je pense que ce n’est pas une perspective réelle du point de vue américain. Et je pense que les Européens, s’ils y sont contraints, en feront plus, sous une forme ou une autre, pour compenser l’absence de forces terrestres américaines.

Faisons donc une expérience de pensée. Supposons que l’Europe augmente considérablement sa capacité militaire, qu’elle gagne beaucoup plus d’autonomie stratégique et qu’elle devienne en quelque sorte un pôle de puissance indépendant et militairement compétent dans le système international. Voyez-vous un scénario dans lequel elle pourrait utiliser sa puissance militaire d’une manière préjudiciable aux intérêts américains, par exemple en Méditerranée ou dans l’étranger proche de l’Europe ?

Je pense que nous sommes si loin d’un tel scénario que je serai mort avant qu’il ne se réalise. Il est vrai que mon horizon temporel est un peu court. Mais je pense que nous en sommes très loin.

Et je pense que c’est également ironique. La seule fois où j’entends cet argument réaliste très dur, c’est de la part d’internationalistes libéraux des États-Unis qui aiment être au centre de la sécurité européenne. Et je me dis : « Attendez une minute, c’est un argument de type John Mearsheimer que vous avancez. Et vous êtes un internationaliste libéral en règle.

Ce sont des points de vue qui s’excluent mutuellement, alors lequel est le bon ? Mais il arrive que les gens défendent ces deux points de vue en même temps, et c’est incohérent. D’une part, nous craignons que l’Europe n’assume pas plus de responsabilités si nous en faisons moins. D’autre part, nombre de ces mêmes personnes affirment que nous devrions faire attention à ce que nous souhaitons, car si l’Europe se met en ordre de marche, elle s’alignera d’une manière ou d’une autre contre nous. Mais je pense que cette perspective est si lointaine que nous ne devrions pas y prêter attention.

Je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter à ce stade. Et je ne pense pas franchement, même en tant que réaliste, que les intérêts de l’Europe s’opposent fondamentalement aux intérêts des États-Unis. Je pense que nous sommes fondamentalement des puissances de statu quo qui se complètent dans le système international. Par ailleurs, je pense qu’à moyen terme, les problèmes démographiques de l’Europe vont poser de réelles contraintes à sa capacité de projection de puissance, de la même manière que les problèmes démographiques de la Chine et de la Russie vont poser des contraintes à leurs capacités de projection de puissance.

Je suis donc prêt à courir ce risque, car je pense qu’un tel scénario a une faible probabilité de se réaliser. Je pense que c’est comme un risque de queue sur l’axe X d’une courbe de distribution normale. Donc, si nous en arrivons à un point où c’est la principale préoccupation des spécialistes américains de la sécurité, je dirais que nous sommes dans une situation formidable, parce qu’il n’y a pas beaucoup de raisons de s’inquiéter.

Revenons à notre point de départ. Vous affirmez que l’Europe peut essentiellement s’occuper de sa propre sécurité et que les États-Unis peuvent plus ou moins se retirer complètement du continent et se concentrer à 100 % sur l’Asie de l’Est, en suivant l’argument d’Elbridge Colby ?

Je pense que je vais encore plus loin que Bridge. Je pense que Bridge essaie d’être un peu plus modéré que moi. Je pense que l’Europe devrait assumer seule la mission de dissuasion conventionnelle. On peut donc se demander ce qu’il en est du parapluie nucléaire. Qu’en est-il des capacités ISR, que j’ai déjà évoquées ?

Il est vrai que ces éléments sont très difficiles à remplacer à court terme, en particulier la question nucléaire. Mais je pense que la décision américaine – non négociable – devrait être que nous n’aurons plus de forces terrestres en Europe ; ces troupes rentrent en fait à la maison pour de bon. Non seulement cela, mais les bases navales de la péninsule ibérique et de l’Italie disparaissent également.

Je pense que les Américains devraient commencer cette évolution dès que possible. Ensuite, si les gens commencent à se plaindre ou à s’inquiéter de l’extension de la dissuasion ou autre, nous pourrons discuter de la manière de gérer cela. Mais oui, les intérêts américains en Europe seront essentiellement garantis sans les efforts militaires américains.

Maintenant, si je devais argumenter contre moi, je dirais : voulez-vous vraiment dire que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni pourraient dissuader la Russie d’attaquer l’Estonie, la Lituanie ou la Lettonie ? Je pense que c’est un bon contre-argument. Je répondrai qu’il s’agit d’une mission militaire terriblement difficile, avec ou sans les États-Unis.

L’environnement géographique permissif est vraiment difficile à surmonter. Et à moins de poster 70 ou 80 000 soldats le long de la frontière entre les États baltes et la Russie, ce que nous ne ferons pas, nous sommes dans le même bateau, n’est-ce pas ? Nous espérons essentiellement que le bluff ne sera jamais suivi d’effet. Parce que l’obtention d’un niveau de dissuasion qui rendra Tallinn et Vilnius à l’aise n’est pas possible sans les États-Unis.

Et nous ne le faisons pas actuellement. L’ancien premier ministre estonien, Kaja Kallas, a récemment déclaré qu’avec les plans actuels de l’OTAN, qui prévoient une défense en profondeur, « mon pays serait rayé de la carte ». Je pense qu’elle a raison sur le fond. Mais du point de vue d’un réaliste américain pur et dur, ce serait très bien. Nous atteindrions une sorte de ligne durable qui serait défendable pour protéger les intérêts américains.

Mais si vous cherchez une sorte de position de défense avancée ou de dissuasion par le déni à un niveau conventionnel contre la Russie dans les pays baltes, ce n’est tout simplement pas faisable. Ce serait comme dire que les Chinois essaient de protéger Sonora (désert mexicain le long de la frontière avec les USA) contre les Américains. Ce n’est pas possible, c’est tout simplement impossible.

Et il y a la dissuasion nucléaire et toutes sortes d’autres choses qui tournent autour. Mais si vous voulez une marge militaire confortable dans les pays baltes, vous ne l’aurez en aucun cas. C’est regrettable. Je pense donc qu’une bonne réponse à mon argument est de dire que les pays baltes seraient vulnérables dans le cadre de votre plan. Et mon contre-argument serait de dire que les pays baltes sont déjà vulnérables à l’heure actuelle. La géographie est un maître cruel qui nous gouverne tous.

Aujourd’hui, l’Europe achète une grande partie de son matériel militaire à des entreprises de défense américaines. Ces entreprises dépendent du fait que l’Europe soit le partenaire junior et ne s’engage pas dans des programmes paneuropéens d’acquisition de matériel de défense, ce que l’autonomie stratégique impliquera très probablement.

Pensez-vous que les intérêts enracinés au sein de l’establishment militaire et des complexes industriels américains peuvent mettre des bâtons dans les roues pour qu’un véritable changement se produise ? Pensez-vous qu’il soit préjudiciable aux intérêts américains que l’Europe cesse d’acheter ces quantités massives d’équipements de défense américains ?

Ils essaieront certainement de le faire, et c’est d’ailleurs ce qu’ils font. Donc, au sens étroit de la base industrielle de défense américaine, oui, c’est préjudiciable à leurs intérêts. Mais dans le sens plus large d’une position de défense plus autonome de l’Europe, non. Je vois là un compromis.

Historiquement, les Américains ont dit : « Europe, tu devrais dépenser beaucoup plus pour la défense, tu devrais acheter du matériel américain, et tu devrais l’utiliser aux moments et aux endroits où nous te suggérons de l’utiliser ». C’est un raisonnement fantaisiste. Je ne pense pas que cela puisse se produire.

Par conséquent, si nous voulons que l’Europe dépense davantage, je pense qu’il est plus probable que cela se produise si l’Europe se procure davantage de matériel militaire européen. En d’autres termes, les gens comme moi se plaignent du complexe militaro-industriel du Congrès. Il est très difficile de fermer une chaîne de production, et il est très difficile de fermer une base militaire. Tout cela est vrai.

Mais ce serait également vrai en Europe, n’est-ce pas ? L’augmentation de la production militaire en Europe exercerait une pression à la hausse sur les dépenses de défense parce qu’elle créerait des circonscriptions pour ces dépenses. Je pense donc que si nous sommes vraiment sérieux et que nous pensons vraiment que l’Europe devrait faire plus pour elle-même, comme je le fais, alors une partie de ces achats devra provenir de la production européenne.

Et c’est une mauvaise chose du point de vue de l’un des cinq grands entrepreneurs américains du secteur de la défense. Mais en politique internationale, les compromis sont omniprésents. Je pense qu’il est important de ne pas réduire l’intérêt national américain aux intérêts de Lockheed, Boeing et Raytheon. Je veux dire par là que c’est quelque chose qu’il ne faut pas faire du point de vue de la haute politique. Alors oui, il serait certainement mauvais pour ces entreprises qu’il y ait une base industrielle de défense européenne plus importante. Mais pour les États-Unis, dont la dette s’élève actuellement à 35 000 milliards de dollars, c’est une bonne chose.

Russie et Ukraine

Par Bernard PENISSSON – titulaire d’un doctorat en histoire ( Paris I – Panthéon Sorbonne), agrégé de l’Université, auditeur IHEDN (SR 143), membre du comité 86

Russie et Ukraine – Des origines à 2022

Introduction 

            Dans une mise en scène savamment orchestrée, en 2006, à un enfant qui lui demandait : « Quelles sont les frontières de la Russie ? » le président Vladimir Poutine répondait : « La Russie n’a pas de frontières. » Franche, nostalgique ou cynique déclaration qui ne rassurait pas les voisins occidentaux de la Fédération de Russie : Finlande, Pays Baltes, Pologne, Biélorussie et Ukraine, tous pays qui ont appartenu dans le passé à l’empire des tsars. Était-ce une allusion au désir d’empire universel taraudant un pays qui se prétend l’héritier de l’Empire romain ? Le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine a en effet des racines profondes qui remontent à la chute de l’empire byzantin. L’indépendance de l’Ukraine a souvent été balayée par de puissants voisins au cours de l’histoire. Une des explications de ce phénomène récurrent est-elle à saisir dans le rôle de pivot géopolitique de ce pays, zone de marche entre empires rivaux ? Dans quelle mesure l’histoire religieuse de l’Ukraine et de la Russie vient-elle interférer avec les rivalités géopolitiques qui les opposent ?

            Mais une question préalable se pose : qu’est-ce qu’un empire ? C’est un ensemble politique, militaire, économique, culturel et/ou religieux, continental et/ou maritime, formé de plusieurs nations dirigées par l’une d’entre elles, à son profit ; cette nation impériale se considère comme supérieure aux autres nations dominées, parce qu’elle les a conquises au nom de la diffusion de la ‟ civilisation ˮ, de la mise en valeur de ressources naturelles inexploitées, ou encore de la mise en place d’un glacis de sécurité sur l’étranger proche. L’empire peut être formel, lorsqu’il est gouverné directement par la nation conquérante (au moyen de fonctionnaires nommés par la métropole) ou indirectement, toujours par la nation dominante, mais au moyen d’autorités autochtones recevant leurs pouvoirs de la puissance impériale. L’empire peut aussi être informel lorsque, gardant l’apparence de la souveraineté, les nations soumises sont dominées par la puissance économique et financière, par une alliance militaire asymétrique, ainsi que par l’influence culturelle, voire linguistique (langue russe/langue ukrainienne), qualifiée de ‟ puissance douce ou soft power ˮ, d’une nation hégémonique. 

            L’impérialisme est la tendance à constituer un empire, formel ou informel. Ce mouvement a été étudié et dénoncé par de nombreux auteurs, dont l’un des plus célèbres est le britannique John A. Hobson (1858-1940), avec le livre Imperialism. A Study, publié  1902. Lénine s’en est inspiré pour rédiger sa brochure L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, imprimée à Pétrograd en 1917. Enfin Hannah Arendt a rédigé en 1951 L’Impérialisme, deuxième partie de son grand œuvre Les Origines du totalitarisme. Des invasions extérieures, des impérialismes rivaux et/ou le réveil des nations temporairement soumises, entraînent la dislocation de l’empire, soit par le conflit ouvert, soit par la négociation, soit par l’effondrement interne de la puissance impériale. « Tout empire périra » a écrit l’historien Jean-Baptiste Duroselle L’empire russe s’est effondré en 1917, l’empire soviétique en 1991. Jusques à quand ? 

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Conclusion

            La politique extérieure de Vladimir Poutine évoque par certains aspects la doctrine Brejnev sur la souveraineté limitée. Après avoir « normalisé » la Tchécoslovaquie du « Printemps de Prague » en août 1968, et imposé « un traité sur le stationnement temporaire des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie », Brejnev déclara dans La Pravda du 26 décembre 1968 : « La souveraineté de chaque pays socialiste ne peut s’opposer aux intérêts du socialisme ou du mouvement révolutionnaire mondial. » Ce qui signifie qu’aucun pays du bloc socialiste ne peut se retirer du Pacte de Varsovie. Ainsi, l’empire soviétique n’offrait pas de porte de sortie jusqu’à sa désintégration en 1991, tout comme l’empire russe était « la prison des peuples », selon Lénine. 

            Peut-on attribuer au président Vladimir Poutine cette profondeur de la réflexion historique dont parlait le philosophe Henri Bergson en 1911 ? Ou est-ce lui faire trop d’honneur ? « À quel signe reconnaissons-nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? N’est-ce pas à ce qu’il embrasse une succession plus ou moins longue dans une vision instantanée ? Plus grande est la portion du passé qui tient dans son présent, plus lourde est la masse qu’il pousse dans l’avenir pour presser contre les éventualités qui se préparent : son action, semblable à une flèche, se décoche avec d’autant plus de force en avant que sa représentation était plus tendue vers l’arrière. »[1] 
En tout cas, Vladimir Poutine est habité jusqu’à l’obsession et jusqu’à la guerre par une vision impériale de la Russie.

            Pourquoi chercher à faire revivre par les armes un empire mort ? Pourquoi vouloir enfermer de nouveau les peuples dans une prison ? Pourquoi entreprendre un guerre de conquête et d’agression, la guerre injuste par excellence ? Á ces questions, des historiens, des philosophes et des géopoliticiens ont répondu de façon concordante à travers les siècles. Pour Thucydide, les États agissent principalement par crainte, par honneur et par intérêt. Quand un État craint pour sa sécurité, parce qu’il se croit menacé par la haine de ses voisins, il décide d’entrer en guerre pour ne pas laisser les risques et les menaces croître davantage. Tout État doit ménager ses intérêts « quand il s’agit des plus grands risques ». Et quand un État est à la tête d’un empire, il doit le défendre pour sauvegarder son prestige et son honneur. Et Thucydide fait dire aux Athéniens devant les Lacédémoniens et leurs alliés : « C’est ainsi que nous non plus, nous n’avons rien fait d’extraordinaire, ni qui s’écarte des façons d’agir humaines, soit en acceptant un empire quand on nous l’offrait, soit en ne le laissant pas aller quand les plus fortes raisons commandaient : honneur, crainte et intérêt ; avec cela, ce rôle, nous n’étions pas les premiers à le tenir, et il a été toujours chose établie que le plus faible soit tenu en respect par le plus puissant ; en même temps, nous pensons que nous le méritons. »[2]

            Dans Léviathan, publié en 1651, Thomas Hobbes reprend l’analyse de Thucydide en écrivant, au chapitre XIII : « de la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité [intérêt] ; deuxièmement, la méfiance [crainte] ; troisièmement, la fierté [honneur, Glory]. La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. »[3]

            Quant à Raymond Aron, dans son livre Paix et guerre entre les nations (1962), il définit lui aussi les objectifs éternels des États. Il en retient trois : le désir de sécurité, la recherche de la puissance, et la passion de la gloire. Cette trilogie s’inscrit dans la lignée de Thucydide et de Hobbes, auteurs auxquels Aron se réfère explicitement. Le premier objectif de l’État est sa survie, car « dans l’état de nature, chacun, individu ou unité politique, a pour premier objet la sécurité. […] La sécurité, dans un monde d’unités politiques autonomes peut être fondée sur la faiblesse des rivaux (désarmement total ou partiel) ou sur la force propre. »[4] Cependant les États recherchent aussi la puissance, non seulement pour assurer leur sécurité, mais aussi pour être craints [Vladimir Poutine ne brandit-il pas régulièrement la menace nucléaire ?], respectés et admirés. Enfin, la passion de la gloire, cette soif de reconnaissance régionale ou mondiale [être l’un des trois Grands], constitue le troisième objectif de l’État. Á cette triade, Aron en ajoute une autre, celle de la conquête de l’espace, des hommes et des âmes, ce dernier objectif étant réservé aux prophètes armés qui veulent faire triompher leur foi en imposant par la force leurs croyances et coutumes religieuses. 

            « Tout empire périra », a écrit l’historien Jean-Baptiste Duroselle. Dans l’Évangile  selon saint Matthieu, Jésus n’a-t-il pas dit à Pierre : « Rengaine ton glaive, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. »[5] Comme le chante Victor Hugo dans un célèbre poème, Hymne aux morts de juillet,  qui peut s’appliquer aux soldats ukrainiens de nos jours :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère
Et comme ferait une mère
.


  • [1] H. Bergson, « La conscience et la vie », conférence faite à l’Université de Birmingham le 29 mai 1911, Œuvres, PUF, 1963, p. 826.
  • [2] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Livre I, 75, traduit par Jacqueline de Romilly, Les Belles Lettres, 1953, p. 50-51.
  • [3] T. Hobbes, Léviathan, Éditions Sirey, 1971, p. 123-124.
  • [4] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962, réédition 2004, p. 82.
  • [5] Saint Matthieu, Évangile de Jésus-Christ, chapitre 26, verset 52, La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1998, p. 1.725. 

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Message du directeur de l’IHEDN

Mesdames et messieurs les auditeurs et membres des associations,

L’agression de la Russie contre l’Ukraine représente une rupture, un événement qui nous rappelle, au-delà de la stupeur éprouvée, la nécessité de poursuivre notre mission sans relâche, fidèle à notre vocation depuis 1936 :  entretenir l’esprit de défense et promouvoir une unité de pensée, de doctrine et d’action dans le champ de la défense nationale. En ce moment difficile pour notre pays comme pour l’Europe, l’IHEDN, tout en exprimant sa pleine solidarité avec le peuple ukrainien, doit rester fidèle à cette vocation. Il nous faut œuvrer à la cohésion nationale, ce qui exclut toute prise de position individuelle ou associative qui se réclamerait de l’IHEDN, pour porter sur la situation en cours des appréciations qui, engageant l’Etat, appartiennent aux autorités de notre pays. 

En revanche, les événements d’Ukraine nous rappellent que la guerre n’est pas un phénomène du passé. Ils nous imposent de porter un regard lucide sur le monde et confèrent une importance accrue à la mission de l’IHEDN. L’Institut vous adressera, par l’intermédiaire de l’Union, des documents à même de nourrir votre réflexion. Surtout et plus que jamais, il nous faudra, dès que de premières leçons pourront être tirées, réfléchir ensemble, civils et militaires, agents publics et privés, à Paris comme en région à l’avenir de notre défense nationale dans toutes dimensions, militaire, économique, industrielle, cybernétique, maritime, juridique. Les actions que nous menons collectivement avec l’IHEDN apparaissent aujourd’hui plus utiles que jamais. 

Je vous adresse mes plus cordiales salutations,

Général Benoit Durieux
Directeur de l’IHEDN

Il nous faut renouer avec la puissance

Entretien avec le général Vincent Desportes réalisé par Elouan Picault.
Gavroche le 16 avril 2021

Vincent Desportes est général de division. Diplômé de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, il a exercé de nombreux postes à responsabilité au sein des armées. Il fut notamment attaché militaire auprès de l’ambassade de France aux Etats-Unis et directeur de l’Ecole de Guerre entre 2008 et 2011. Docteur en histoire, il est aujourd’hui conférencier international et enseigne la stratégie à Sciences Po et HEC.

Pouvez-vous nous dresser un tableau de l’état des armées françaises aujourd’hui ?

Nous avons des armées qui sont à la fois extrêmement professionnelles et compétentes, mais qui ne le sont que pour des actions relativement ponctuelles, sur des durées de temps courtes. Nous sommes capables du meilleur, mais uniquement ponctuellement dans le temps et dans l’espace. Nous sommes face à une vraie difficulté parce que nous avons une armée construite sur la base des décisions prises par le président Chirac en 1996 : passer d’une armée de conscription à une armée professionnelle.

Celle-ci est basée sur un modèle simple : la bombe nucléaire et une force expéditionnaire très limitée dans son volume. Cette force expéditionnaire fut pensée pour défendre la sécurité des Français à l’extérieur du territoire national, mais uniquement dans des guerres d’escarmouche, et pas beaucoup plus que ça. Seulement, ce modèle n’a pas tellement évolué depuis 25 ans alors que les menaces, elles, changent. La guerre de haute-intensité, voire les conflits majeurs, redeviennent un horizon possible. L’armée français a beau avoir été excellente dans les guerres qu’elle a conduit ces dernières années, elle risque de l’être beaucoup moins à l’avenir.

Vous avez déclaré dans un de vos entretiens que les armées françaises sont « capables de coups tactiques mais plus de victoires stratégiques ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer cette nuance ?

C’est un peu ce que je viens de dire. Nous sommes capables de gagner des batailles d’une ampleur limitée -ce que nous faisons tous les jours et de manière excellente au Sahel- mais nous ne sommes plus capables de conduire des guerres et de les mener à leurs résultats. Plus globalement, la question se pose de savoir si l’Occident est encore capable de le faire, puisque toutes nos dernières guerres ont été au mieux des impasses, parfois des échecs.

Au niveau tactique nous savons être les meilleurs, nous sommes absolument excellents, mais on constate que les victoires stratégiques ont du mal à advenir au-delà de la bataille. C’est particulièrement visible au Sahel, où nous gagnons des batailles tous les jours, mais où la guerre est très loin d’être gagnée. Pour la bonne raison d’ailleurs que les problèmes de guerre ne sont jamais des problèmes militaires, mais des problèmes politiques, et que les conditions politiques de transformation des résultats tactiques en résultats stratégiques ne sont pas réunies.

On assiste, depuis le début du quinquennat Macron, à un rehaussement du budget des armées après une longue dégradation. Où en est-il aujourd’hui ?

A partir du début des années 2000 a éclaté l’évidence de l’inadéquation du budget des armées vis-à-vis des guerres qu’on les amenait à faire. Ce fut visible à partir de la présidence Sarkozy, et plus encore de la présidence Hollande. Je m’étais à ce moment-là donné la mission, avec d’autres, de faire évoluer la situation de manière à ce que nos soldats aient au moins de quoi combattre et que la France soit défendue à minima.

Pour comprendre le rehaussement du budget des armées, il faut d’abord se demander pourquoi il y a eu dégradation. Il y a eu dégradation car il y a eu l’illusion de la disparition de la guerre. Ce fut profondément le cas en Europe, car l’Europe a tué la guerre sur son sol. Nous avons alors fait l’erreur de le généraliser au reste du monde : parce que la guerre avait disparu chez nous, elle devait avoir disparu ailleurs. La chute du mur de Berlin nous a ensuite fait croire, selon l’expression de Fukuyama, à « la fin de l’Histoire ». L’effondrement de l’Union soviétique devait avoir éradiqué la guerre. Or, assez rapidement, est venue l’évidence que notre monde était particulièrement violent. Si nous arrivions à prévenir le conflit sur le sol européen, nous n’empêchions nullement les autres de s’entre-déchirer. Depuis, les escarbilles de la violence nous ont rattrapé, y compris chez nous.

A partir de 1989, les budgets de la défense se sont dégradés régulièrement. Pourquoi ? Pour une raison simple : même s’ils aimaient leur armée, les Français ne croyaient plus en sa nécessité. Dès lors, les gouvernements français n’ont eu aucune difficulté à prélever de l’argent au ministère des Armées pour aller le redistribuer ailleurs, notamment dans le social. Cette affaire-là s’est accélérée considérablement sous la présidence Sarkozy, pendant laquelle 25% des forces armées ont été détruites. Même chose sous la présidence Hollande, sous laquelle l’intendance fut la même. Nous nous sommes donc retrouvés sur une pente descendante au moment où les conflits se sont multipliés. Tout a changé très vite. Le président Chirac avait eu le bon sens de ne pas engager trop fortement la France en Afghanistan, guerre qui ne pouvait être que perdue, preuve en est faite depuis. Or, le président Sarkozy a fait exactement l’inverse : il a engagé la guerre en Libye et a lancé un mouvement de ré-investissement de l’armée dans les crises. Cette entreprise s’est accélérée sous François Hollande, avec les interventions au Sahel et en Centrafrique. La situation était plus que paradoxale : le budget de la défense descendait au moment où l’engagement des armée croissait.

Est né à ce moment-là un mouvement chez un certain nombre de Français responsables, dont je m’honore d’avoir été, pour dénoncer cet état de fait. Deux phénomènes ont fait bouger les lignes. D’abord Daesh, qui a été d’une certaine manière la prise de conscience du danger. A partir de 2015, les courbes du budget ont cessé d’être descendantes et se sont aplaties. Le président n’a pas ré-augmenté les budgets, mais il a diminué la décroissance avant d’y mettre un terme. Et puis s’est rajouté un événement-déclencheur ; la démission du général Pierre de Villiers de son poste de chef d’Etat-major des armées, crise dite « du 14 juillet 2017 ». Au lendemain de celle-ci, Macron a perdu près de 10 points d’opinions favorables, ce qui est tout à fait énorme. Cela montre que les Français considèrent qu’on ne peut pas « taper » sur le plus haut dignitaire des armées de cette façon. Emmanuel Macron en a tiré quelques enseignements. D’une part, on ne peut pas trop tirer sur la corde car il arrive un moment où elle casse. D’autre part, à force de maturité, il a compris que si lui-même voulait exister sur la scène internationale, il aurait besoin d’une armée forte.

En faisant voter la loi de programmation militaire 2019-2025, il a redonné un peu d’air aux armées. Le budget de la défense ré-augmente de manière régulière. On commence enfin à avoir des pièces de rechange, des munitions et des quais pour nos bateaux. Pour autant, nous sommes toujours loin du compte : moins d’un char sur deux peut rouler, moins d’un avion sur deux peut décoller, moins d’un hélicoptère sur trois peut être déployé et moins d’un bateau sur deux peut prendre la mer. L’important c’est que cet effort ne diminue pas et que les promesses du président Macron soient tenues. D’abord par lui-même (et je pense qu’il le fera), mais aussi par son successeur.

L’inverse serait absolument dramatique, puisque partout le monde se réarme. Les guerres redeviennent de plus en plus probables. Les pays n’hésitent plus à s’entre-déchirer. On le voit avec l’Azerbaïdjan, qui conduit une véritable guerre de conquête -guerre qu’on avait cru oublié depuis 1945- en Arménie. On voit que les démarches d’empire reprennent. Je pense à la Russie avec la Géorgie et l’Ukraine. Je pense évidemment à la Turquie, et je vous rappelle qu’heureusement la France a une marine encore capable de déplacer quelques bateaux. C’est ce qui a permis d’arrêter M. Erdoğan dans l’aventure très dangereuse qu’il poursuivait vis-à-vis de la Grèce en mer Egée l’été dernier.

On en entend justement beaucoup parler de la Turquie en ce moment, notamment du fait de ses opérations en Méditerranée. Est-ce qu’on peut considérer la Turquie, malgré son appartenance à l’OTAN, comme un adversaire militaire ?

La véritable question est de savoir si la Turquie est un partenaire de l’OTAN. Il serait temps que l’alliance atlantique, qui est une organisation parfaitement dangereuse pour la paix dans le monde, s’interroge sur elle-même. Un de ses membres peut-il acheter un système de défense anti-aérien S-400 russe incompatible avec les système atlantiques ? Peut-il menacer impunément un pays européen, la Grèce, par ailleurs lui-même membre de l’organisation ?  Peut-il s’engager en Libye aux risque d’aller contre les intérêts français, sans même nous en avertir, et menacer nos navires en Méditerranée ?

Il est clair que la Turquie ne peut plus aujourd’hui être considérée comme un allié. Il faut que l’OTAN tienne acte des faits et non des promesses turques. Il n’existe pas de règles d’exclusion au sein de l’alliance, mais les règles se changent. Le droit est le produit de la volonté politique. Si on le voulait, on pourrait exclure la Turquie et il faudrait le faire.

Est-ce que la Turquie est un adversaire ? J’espère que non, mais en tout cas c’est un pays qui, comme la Russie, ne comprend que la force. On l’a bien vu en mer Egée l’été dernier, où c’est bien M. Macron qui a fait reculer M. Erdoğan en étant le seul, reconnaissons-le, à avoir du courage pour l’Europe. Il en est dans cette affaire comme de toutes les guerres : quiconque se refuse à la voir venir finit par être rattrapé par elle. Le Si vis pacem para belum [Si tu veux la paix, prépare la guerre, ndlr] a toujours été vrai et l’est encore. C’est pour ça qu’il est absolument important que la France se dote des moyens d’assurer ses défense. Et, ne pouvant le faire au niveau national pour des raisons budgétaires, elle n’a pas d’autres choix que de pousser à la construction de l’autonomie européenne de défense.

Qu’est-ce que l’autonomie stratégique, que vous appelez de vos vœux pour nos armées ?

L’autonomie, ça veut dire la liberté. Aujourd’hui, la France ne peut pas conduire d’opérations dont les Américains ne souhaiteraient pas l’existence. Nous combattons au Sahel uniquement parce que nous bénéficions du renseignement américain et du ravitaillement en vol américain. Nous n’aurions pas pu faire l’opération Serval au Mali sans leur capacité de transport logistique.

Nous n’avons donc pas de véritable autonomie. Nous ne sommes pas un pays libre, mais plutôt un protectorat, puisque notre défense suppose le soutien des Etats-Unis. C’est un fait. Le général De Gaulle avait compris dès 1958 que ce protectorat était dangereux et que nous devions être capables d’exercer notre défense comme nous l’entendons, où nous l’entendons, contre ceux que nous considérons être nos ennemis. Ce n’est plus le cas de nos jours. Or, je pense qu’il est vital que l’Europe joue son rôle de tiers-parti capable d’apporter la stabilité au monde. Ce que nous ne serons pas capable de faire tant que nous serons sous protectorat américain, incapables de conduire une politique étrangère autonome.

En quoi nos intérêts divergent-ils avec ceux des Etats-Unis et qu’en est-il de l’alliance atlantique ?

Je pense qu’il faut regarder les dynamiques à l’œuvre et voir comment elles vont transformer le monde. Il y a une tendance qui est strictement inéluctable, c’est la pacification -au sens de l’océan Pacifique- des Etats-Unis. On se rappelle qu’Obama a dit « je suis le président du Pacifique » et non « je suis le président de l’Atlantique ». Aujourd’hui, Kamala Harris n’a pas beaucoup plus de liens avec l’Europe qu’en avait Obama. Nous assistons à une dérive des continents. Le lien charnel qui unissait les Etats-Unis à l’Europe est très distendu. Nous ne sommes plus des cousins germains, mais au mieux des cousins issus de germain. L’Amérique n’est plus caucasienne. Elle est de plus en plus d’origine hispanique, africaine et asiatique. En 2040, la majorité des Américains n’aura plus aucune racine européenne. Donc le réflexe habituel de défense de la grand-mère patrie aura disparu à cette date. Il faut qu’à ce moment-là nous soyons capables de nous défendre.

De plus, une des raisons pour laquelle les Etats-Unis sont venus en Europe en 1917 et 1943 est la pression exercée par les hommes d’affaires sur les présidents Wilson et Roosevelt. Mais désormais ceci est de moins en moins vrai, il n’y a plus autant de marchés à conquérir. Et c’est comme ça.

La divergence des intérêts stratégiques américains et des intérêts stratégiques français est une tendance fondamentale. Le soldat Ryan ne reviendra plus jamais mourir sur les plages européennes. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous défendre nous-mêmes. Penser aujourd’hui que l’OTAN est la survie de l’Europe, c’est avoir une pensée tactique à 4 ou 5 ans. La défense de nos nations passe par l’autonomie, autonomie qui ne peut plus exister au niveau national pour des raisons budgétaires. Une puissance moyenne ne peut plus se doter d’un système de défense cohérent, comme ce fut le cas jusqu’au milieu du XXème siècle. On ne peut plus constituer une capacité d’action substantielle dans les cinq espaces d’affrontement ; terre, mer, air, espace et cyber. Ça coûte trop cher. Chaque nouvelle génération d’armement multiplie par dix le prix des systèmes d’armes. Cela explique pourquoi l’armée française a des trous dans sa raquette, qu’elle comble avec des moyens américains quand ceux-ci veulent bien lui prêter.

Il faut donc retrouver notre cohérence à un autre niveau. Un niveau qui ne peut être qu’européen. L’avenir de la défense de la France passe par la reconstitution des armées françaises, puis par des partenariats avec une alliance de nations européennes. Nous n’avons pas le choix. Ce qui ne veut pas dire que cela nous amènerait à gommer la souveraineté des nations. Nous ne pouvons rêver d’un fédéralisme qui effacerait leurs personnalités. Une alliance, fondamentalement, c’est accepter d’échanger un peu de liberté pour en gagner davantage par le collectif.

Joe Biden peut-il arranger les choses ?

Certains ont effectivement cru que Joe Biden allait arranger les affaires. Il est possible, effectivement, qu’il soit un peu plus poli et qu’il respecte davantage le multilatéralisme (auquel au fond il a intérêt). Mais quand il dit que M. Poutine est « un tueur », je ne pense vraiment pas qu’il agisse dans notre intérêt. Le secrétaire à la Défense américain a dit la semaine dernière à Bruxelles qu’il fallait que l’OTAN se « concentre d’abord sur la Chine ». Il est très clair qu’on veut nous amener dans des combats qui ne sont pas forcément les nôtres. Je ne dis pas qu’en cas d’affrontements avec la Chine nous ne serions pas du côté américain (très sûrement), mais nous n’avons pas à nous laisser dicter notre agenda.

Qui sont nos ennemis aujourd’hui et quelles sont les menaces auxquelles nous avons à faire face ?

Il faut distinguer nos ennemis immédiats de nos ennemis potentiels. Nous avons évidemment un premier ennemi immédiat, c’est le terrorisme. C’est principalement ce qui reste de Daech et d’Al-Qaïda, et toutes les déclinaisons que l’on trouve au Sahel. Il faut prendre conscience que c’est une menace dont nous n’arriverons pas à nous séparer. C’est une guerre qu’on ne peut pas gagner parce que c’est extrêmement difficile d’aller planter son drapeau sur des capitales qui n’existent pas. On l’a bien fait à Mossoul ou Raqqa, or ça n’a pas été Berlin : la menace terroriste a perduré. Je pense que nous sommes condamnés à savoir qu’il y aura toujours des attentats en France. C’est pour ça que nous sommes présents au Sahel, même si les Français ne le comprennent pas toujours. Sans ça, les projets d’attentat sur notre sol seraient bien plus nombreux.

Pour le reste, nos adversaires sont ceux que nous laisserons devenir nos adversaires, ceux que nous ne saurons pas contenir. On ne peut pas dire aujourd’hui que la Turquie est notre adversaire, mais on voit bien que si nous ne la contenons pas comme on a contenu l’Union soviétique, il arrivera à un moment où il faudra en venir aux poings. Même chose pour la Russie, qui comprend la force. Il faut donc d’une part mettre fin à la politique agressive qui est celle de l’OTAN, surtout vis-à-vis de la Russie, et d’autre part remonter en puissance.

La Chine pose également un véritable problème. Pour la première fois dans son histoire, elle est dans une démarche d’empire. Elle s’est dotée d’une marine de guerre qui possède désormais plus de bateaux et plus de tonnages que l’US Navy. Or, on ne se dote pas d’une marine de haute-mer aussi puissante lorsqu’on ne ressent pas le besoin d’aller vers le monde extérieur. Les mers vont vite devenir un espace de confrontation, ne serait-ce que parce que l’US Navy les domine aujourd’hui. Dans son expansion maritime, Pékin risque également de tomber assez vite sur nos territoires d’Outre-mer et en premier lieu sur la Nouvelle-Calédonie. A l’origine, la Chine ne vivait que pour régler ses problèmes intérieurs. L’armée populaire de libération (APL) n’était conçue que pour massacrer les ouïghours et calmer les Tibétains. La première mission de cette armée était de défendre le parti. Or, en 2049, la Chine aura sûrement réussi le pari que lui donne Xi-Jinping, à savoir devenir la première puissance économique et militaire du monde.

La question est : est-ce que les Américains laisseront la Chine devenir une grande puissance sans qu’il y ait un conflit majeur ? Vous avez peut-être entendu parler de la thèse du piège de Thucydide : une situation donnée qui voit une puissance dominante entrer en guerre avec une puissance émergente poussée par la peur de perdre son statut. Le risque que nous nous retrouvions pris dans cet étau est réel. La France et l’Allemagne ont par ailleurs renforcé leur présence en mer de Chine, ce qui montre bien que, faisant partie de l’Occident, nous pourrions nous retrouver embarqués dans cette affaire. Toutefois, la grande différence avec la Guerre froide est notre dépendance économique vis-à-vis de notre potentiel adversaire. C’est tout à fait nouveau et remplit l’avenir d’incertitude.

Enfin, nous avons des accords de défense avec de nombreux pays qui pourraient nous entrainer dans un conflit. Nous avons par exemple un accord de défense avec la Tunisie. Celle-ci est dans un situation compliquée vis-à-vis de la Turquie. La Tunisie a longtemps été une province ottomane, au même titre que l’Algérie, et n’a pas les moyens de se défendre seule. Ces accords de défense pourraient donc nous entraîner dans de dangereux engrenages, que nous ne saurons maîtriser qu’avec la puissance. Ce qui est certain, c’est que nous avons bien besoin d’une montée en puissance de nos systèmes de défense, tout en veillant à ce que celle-ci ne mette le feu à un brasier tout prêt à s’enflammer.

La profondeur stratégique de la France est-elle en Afrique ?

Absolument et il est tout à fait nécessaire que la France s’occupe de l’Afrique. Lénine disait : « si vous ne vous occupez pas de l’Afrique, c’est l’Afrique qui s’occupera de vous ». Je ne vais pas vous rappeler la démographie du continent, mais vous la connaissez comme moi. Un milliard d’Africains vont naître dans le quart de siècle immédiat. Le plein va vers le vide : si nous n’allons pas stabiliser la croissance du continent, les mouvements de transfert de population vers l’Europe vont s’accroître. Il faut faire en sorte que les peuples africains aient de quoi subvenir à leurs besoins. Auquel cas, ils pourront être heureux chez eux au lieu d’être malheureux chez nous.

Il y un intérêt réciproque à ce que la France s’occupe de l’Afrique. C’est d’autant plus vrai que nous avons des savoir-faire que nul autre pays européen n’a. L’Afrique est un jet de pierre de l’Europe ; quelques milles les séparent. Nous avons une très grande proximité, c’est notre voisin le plus proche, beaucoup plus que l’Amérique. Ça doit donc être une de nos préoccupations stratégiques. De plus nous ne pouvons pas nous désengager du continent, sans quoi les attentats se multiplieraient sur le sol français. Le Maghreb, la bande sahélienne et le nord de l’Afrique noire sont des zones où le terrorisme est en pleine expansion, bien que contenu par nos opérations.

Par ailleurs, la croissance démographique du continent va faire du français la deuxième langue la plus parlée au monde. La francophonie va représenter un marché immense. Si nous savons faire -ce que l’histoire récente ne nous a pas forcément montré- nous aurons des potentialités économiques absolument considérables. Il ne faut pas abandonner l’Afrique aux seuls Russes et Chinois, qui en tire profit même s’ils n’ont pas d’affinités avec elle.

Est-ce que le rôle de la France est celui d’une puissance stabilisatrice de l’ordre international ?

Oui et non. Je crois qu’elle l’est déjà. Elle peut intervenir pour maintenir la paix ; l’été dernier déjà nous en avons en quelque sorte empêché un conflit entre la Turquie et la Grèce. De même, l’action française au Sahel est stabilisatrice de l’Afrique et donc de l’Europe. La France protège l’Europe en s’engageant au Sahel.

Mais non, en ce sens qu’elle est trop faible. Elle peut jouer dans des petits conflits comme ceux qu’on vient de citer, dans des petites opérations. Mais elle n’a pas le poids militaire pour jouer un rôle dans l’affrontement des mastodontes. Il n’y a qu’une union de pays qui puisse jouer un rôle stabilisateur, et celui-ci doit être joué par l’Europe. L’Europe a un rôle de stabilisateur et de pacificateur du monde. Nous nous sommes tellement entre-déchirés et massacrés que nous avons compris la vanité de la guerre et des velléités d’expansion territoriale. Je crois que l’Europe est vraiment adulte. Mais ne sommes-nous pas passé de l’âge adulte à a vieillesse ? Je crois qu’il est urgent de se dire que nous avons des responsabilités vis-à-vis du monde. Nous devons trouver un équilibre durable dans nos modes de vie, à la fois pour le bien du monde mais aussi pour la survie de nos nations. Et, si nous voulons jouer notre rôle sur la scène internationale, nous n’avons pas d’autres choix que de renouer avec la puissance.

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Les nouvelles capacités de surveillance à très longue portée

Dans son numéro N° 2684 du 17 avril 2020, la revue « Air & Cosmos » présente un dossier très intéressant sur les différents types de radar à très longue portée mis en oeuvre par la Russie, la Chine et l’Iran.

Si l’origine de certaines perturbations n’est pas encore identifiée, les radio-amateurs comprendront pourquoi une partie des fréquences de la bande qui leur est octroyée sont brouillées.

Ce document est un peu technique mais la conclusion ouvre un large champ de réflexions.

Alain BELLANGER