Il nous faut renouer avec la puissance

Entretien avec le général Vincent Desportes réalisé par Elouan Picault.
Gavroche le 16 avril 2021

Vincent Desportes est général de division. Diplômé de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, il a exercé de nombreux postes à responsabilité au sein des armées. Il fut notamment attaché militaire auprès de l’ambassade de France aux Etats-Unis et directeur de l’Ecole de Guerre entre 2008 et 2011. Docteur en histoire, il est aujourd’hui conférencier international et enseigne la stratégie à Sciences Po et HEC.

Pouvez-vous nous dresser un tableau de l’état des armées françaises aujourd’hui ?

Nous avons des armées qui sont à la fois extrêmement professionnelles et compétentes, mais qui ne le sont que pour des actions relativement ponctuelles, sur des durées de temps courtes. Nous sommes capables du meilleur, mais uniquement ponctuellement dans le temps et dans l’espace. Nous sommes face à une vraie difficulté parce que nous avons une armée construite sur la base des décisions prises par le président Chirac en 1996 : passer d’une armée de conscription à une armée professionnelle.

Celle-ci est basée sur un modèle simple : la bombe nucléaire et une force expéditionnaire très limitée dans son volume. Cette force expéditionnaire fut pensée pour défendre la sécurité des Français à l’extérieur du territoire national, mais uniquement dans des guerres d’escarmouche, et pas beaucoup plus que ça. Seulement, ce modèle n’a pas tellement évolué depuis 25 ans alors que les menaces, elles, changent. La guerre de haute-intensité, voire les conflits majeurs, redeviennent un horizon possible. L’armée français a beau avoir été excellente dans les guerres qu’elle a conduit ces dernières années, elle risque de l’être beaucoup moins à l’avenir.

Vous avez déclaré dans un de vos entretiens que les armées françaises sont « capables de coups tactiques mais plus de victoires stratégiques ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer cette nuance ?

C’est un peu ce que je viens de dire. Nous sommes capables de gagner des batailles d’une ampleur limitée -ce que nous faisons tous les jours et de manière excellente au Sahel- mais nous ne sommes plus capables de conduire des guerres et de les mener à leurs résultats. Plus globalement, la question se pose de savoir si l’Occident est encore capable de le faire, puisque toutes nos dernières guerres ont été au mieux des impasses, parfois des échecs.

Au niveau tactique nous savons être les meilleurs, nous sommes absolument excellents, mais on constate que les victoires stratégiques ont du mal à advenir au-delà de la bataille. C’est particulièrement visible au Sahel, où nous gagnons des batailles tous les jours, mais où la guerre est très loin d’être gagnée. Pour la bonne raison d’ailleurs que les problèmes de guerre ne sont jamais des problèmes militaires, mais des problèmes politiques, et que les conditions politiques de transformation des résultats tactiques en résultats stratégiques ne sont pas réunies.

On assiste, depuis le début du quinquennat Macron, à un rehaussement du budget des armées après une longue dégradation. Où en est-il aujourd’hui ?

A partir du début des années 2000 a éclaté l’évidence de l’inadéquation du budget des armées vis-à-vis des guerres qu’on les amenait à faire. Ce fut visible à partir de la présidence Sarkozy, et plus encore de la présidence Hollande. Je m’étais à ce moment-là donné la mission, avec d’autres, de faire évoluer la situation de manière à ce que nos soldats aient au moins de quoi combattre et que la France soit défendue à minima.

Pour comprendre le rehaussement du budget des armées, il faut d’abord se demander pourquoi il y a eu dégradation. Il y a eu dégradation car il y a eu l’illusion de la disparition de la guerre. Ce fut profondément le cas en Europe, car l’Europe a tué la guerre sur son sol. Nous avons alors fait l’erreur de le généraliser au reste du monde : parce que la guerre avait disparu chez nous, elle devait avoir disparu ailleurs. La chute du mur de Berlin nous a ensuite fait croire, selon l’expression de Fukuyama, à « la fin de l’Histoire ». L’effondrement de l’Union soviétique devait avoir éradiqué la guerre. Or, assez rapidement, est venue l’évidence que notre monde était particulièrement violent. Si nous arrivions à prévenir le conflit sur le sol européen, nous n’empêchions nullement les autres de s’entre-déchirer. Depuis, les escarbilles de la violence nous ont rattrapé, y compris chez nous.

A partir de 1989, les budgets de la défense se sont dégradés régulièrement. Pourquoi ? Pour une raison simple : même s’ils aimaient leur armée, les Français ne croyaient plus en sa nécessité. Dès lors, les gouvernements français n’ont eu aucune difficulté à prélever de l’argent au ministère des Armées pour aller le redistribuer ailleurs, notamment dans le social. Cette affaire-là s’est accélérée considérablement sous la présidence Sarkozy, pendant laquelle 25% des forces armées ont été détruites. Même chose sous la présidence Hollande, sous laquelle l’intendance fut la même. Nous nous sommes donc retrouvés sur une pente descendante au moment où les conflits se sont multipliés. Tout a changé très vite. Le président Chirac avait eu le bon sens de ne pas engager trop fortement la France en Afghanistan, guerre qui ne pouvait être que perdue, preuve en est faite depuis. Or, le président Sarkozy a fait exactement l’inverse : il a engagé la guerre en Libye et a lancé un mouvement de ré-investissement de l’armée dans les crises. Cette entreprise s’est accélérée sous François Hollande, avec les interventions au Sahel et en Centrafrique. La situation était plus que paradoxale : le budget de la défense descendait au moment où l’engagement des armée croissait.

Est né à ce moment-là un mouvement chez un certain nombre de Français responsables, dont je m’honore d’avoir été, pour dénoncer cet état de fait. Deux phénomènes ont fait bouger les lignes. D’abord Daesh, qui a été d’une certaine manière la prise de conscience du danger. A partir de 2015, les courbes du budget ont cessé d’être descendantes et se sont aplaties. Le président n’a pas ré-augmenté les budgets, mais il a diminué la décroissance avant d’y mettre un terme. Et puis s’est rajouté un événement-déclencheur ; la démission du général Pierre de Villiers de son poste de chef d’Etat-major des armées, crise dite « du 14 juillet 2017 ». Au lendemain de celle-ci, Macron a perdu près de 10 points d’opinions favorables, ce qui est tout à fait énorme. Cela montre que les Français considèrent qu’on ne peut pas « taper » sur le plus haut dignitaire des armées de cette façon. Emmanuel Macron en a tiré quelques enseignements. D’une part, on ne peut pas trop tirer sur la corde car il arrive un moment où elle casse. D’autre part, à force de maturité, il a compris que si lui-même voulait exister sur la scène internationale, il aurait besoin d’une armée forte.

En faisant voter la loi de programmation militaire 2019-2025, il a redonné un peu d’air aux armées. Le budget de la défense ré-augmente de manière régulière. On commence enfin à avoir des pièces de rechange, des munitions et des quais pour nos bateaux. Pour autant, nous sommes toujours loin du compte : moins d’un char sur deux peut rouler, moins d’un avion sur deux peut décoller, moins d’un hélicoptère sur trois peut être déployé et moins d’un bateau sur deux peut prendre la mer. L’important c’est que cet effort ne diminue pas et que les promesses du président Macron soient tenues. D’abord par lui-même (et je pense qu’il le fera), mais aussi par son successeur.

L’inverse serait absolument dramatique, puisque partout le monde se réarme. Les guerres redeviennent de plus en plus probables. Les pays n’hésitent plus à s’entre-déchirer. On le voit avec l’Azerbaïdjan, qui conduit une véritable guerre de conquête -guerre qu’on avait cru oublié depuis 1945- en Arménie. On voit que les démarches d’empire reprennent. Je pense à la Russie avec la Géorgie et l’Ukraine. Je pense évidemment à la Turquie, et je vous rappelle qu’heureusement la France a une marine encore capable de déplacer quelques bateaux. C’est ce qui a permis d’arrêter M. Erdoğan dans l’aventure très dangereuse qu’il poursuivait vis-à-vis de la Grèce en mer Egée l’été dernier.

On en entend justement beaucoup parler de la Turquie en ce moment, notamment du fait de ses opérations en Méditerranée. Est-ce qu’on peut considérer la Turquie, malgré son appartenance à l’OTAN, comme un adversaire militaire ?

La véritable question est de savoir si la Turquie est un partenaire de l’OTAN. Il serait temps que l’alliance atlantique, qui est une organisation parfaitement dangereuse pour la paix dans le monde, s’interroge sur elle-même. Un de ses membres peut-il acheter un système de défense anti-aérien S-400 russe incompatible avec les système atlantiques ? Peut-il menacer impunément un pays européen, la Grèce, par ailleurs lui-même membre de l’organisation ?  Peut-il s’engager en Libye aux risque d’aller contre les intérêts français, sans même nous en avertir, et menacer nos navires en Méditerranée ?

Il est clair que la Turquie ne peut plus aujourd’hui être considérée comme un allié. Il faut que l’OTAN tienne acte des faits et non des promesses turques. Il n’existe pas de règles d’exclusion au sein de l’alliance, mais les règles se changent. Le droit est le produit de la volonté politique. Si on le voulait, on pourrait exclure la Turquie et il faudrait le faire.

Est-ce que la Turquie est un adversaire ? J’espère que non, mais en tout cas c’est un pays qui, comme la Russie, ne comprend que la force. On l’a bien vu en mer Egée l’été dernier, où c’est bien M. Macron qui a fait reculer M. Erdoğan en étant le seul, reconnaissons-le, à avoir du courage pour l’Europe. Il en est dans cette affaire comme de toutes les guerres : quiconque se refuse à la voir venir finit par être rattrapé par elle. Le Si vis pacem para belum [Si tu veux la paix, prépare la guerre, ndlr] a toujours été vrai et l’est encore. C’est pour ça qu’il est absolument important que la France se dote des moyens d’assurer ses défense. Et, ne pouvant le faire au niveau national pour des raisons budgétaires, elle n’a pas d’autres choix que de pousser à la construction de l’autonomie européenne de défense.

Qu’est-ce que l’autonomie stratégique, que vous appelez de vos vœux pour nos armées ?

L’autonomie, ça veut dire la liberté. Aujourd’hui, la France ne peut pas conduire d’opérations dont les Américains ne souhaiteraient pas l’existence. Nous combattons au Sahel uniquement parce que nous bénéficions du renseignement américain et du ravitaillement en vol américain. Nous n’aurions pas pu faire l’opération Serval au Mali sans leur capacité de transport logistique.

Nous n’avons donc pas de véritable autonomie. Nous ne sommes pas un pays libre, mais plutôt un protectorat, puisque notre défense suppose le soutien des Etats-Unis. C’est un fait. Le général De Gaulle avait compris dès 1958 que ce protectorat était dangereux et que nous devions être capables d’exercer notre défense comme nous l’entendons, où nous l’entendons, contre ceux que nous considérons être nos ennemis. Ce n’est plus le cas de nos jours. Or, je pense qu’il est vital que l’Europe joue son rôle de tiers-parti capable d’apporter la stabilité au monde. Ce que nous ne serons pas capable de faire tant que nous serons sous protectorat américain, incapables de conduire une politique étrangère autonome.

En quoi nos intérêts divergent-ils avec ceux des Etats-Unis et qu’en est-il de l’alliance atlantique ?

Je pense qu’il faut regarder les dynamiques à l’œuvre et voir comment elles vont transformer le monde. Il y a une tendance qui est strictement inéluctable, c’est la pacification -au sens de l’océan Pacifique- des Etats-Unis. On se rappelle qu’Obama a dit « je suis le président du Pacifique » et non « je suis le président de l’Atlantique ». Aujourd’hui, Kamala Harris n’a pas beaucoup plus de liens avec l’Europe qu’en avait Obama. Nous assistons à une dérive des continents. Le lien charnel qui unissait les Etats-Unis à l’Europe est très distendu. Nous ne sommes plus des cousins germains, mais au mieux des cousins issus de germain. L’Amérique n’est plus caucasienne. Elle est de plus en plus d’origine hispanique, africaine et asiatique. En 2040, la majorité des Américains n’aura plus aucune racine européenne. Donc le réflexe habituel de défense de la grand-mère patrie aura disparu à cette date. Il faut qu’à ce moment-là nous soyons capables de nous défendre.

De plus, une des raisons pour laquelle les Etats-Unis sont venus en Europe en 1917 et 1943 est la pression exercée par les hommes d’affaires sur les présidents Wilson et Roosevelt. Mais désormais ceci est de moins en moins vrai, il n’y a plus autant de marchés à conquérir. Et c’est comme ça.

La divergence des intérêts stratégiques américains et des intérêts stratégiques français est une tendance fondamentale. Le soldat Ryan ne reviendra plus jamais mourir sur les plages européennes. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous défendre nous-mêmes. Penser aujourd’hui que l’OTAN est la survie de l’Europe, c’est avoir une pensée tactique à 4 ou 5 ans. La défense de nos nations passe par l’autonomie, autonomie qui ne peut plus exister au niveau national pour des raisons budgétaires. Une puissance moyenne ne peut plus se doter d’un système de défense cohérent, comme ce fut le cas jusqu’au milieu du XXème siècle. On ne peut plus constituer une capacité d’action substantielle dans les cinq espaces d’affrontement ; terre, mer, air, espace et cyber. Ça coûte trop cher. Chaque nouvelle génération d’armement multiplie par dix le prix des systèmes d’armes. Cela explique pourquoi l’armée française a des trous dans sa raquette, qu’elle comble avec des moyens américains quand ceux-ci veulent bien lui prêter.

Il faut donc retrouver notre cohérence à un autre niveau. Un niveau qui ne peut être qu’européen. L’avenir de la défense de la France passe par la reconstitution des armées françaises, puis par des partenariats avec une alliance de nations européennes. Nous n’avons pas le choix. Ce qui ne veut pas dire que cela nous amènerait à gommer la souveraineté des nations. Nous ne pouvons rêver d’un fédéralisme qui effacerait leurs personnalités. Une alliance, fondamentalement, c’est accepter d’échanger un peu de liberté pour en gagner davantage par le collectif.

Joe Biden peut-il arranger les choses ?

Certains ont effectivement cru que Joe Biden allait arranger les affaires. Il est possible, effectivement, qu’il soit un peu plus poli et qu’il respecte davantage le multilatéralisme (auquel au fond il a intérêt). Mais quand il dit que M. Poutine est « un tueur », je ne pense vraiment pas qu’il agisse dans notre intérêt. Le secrétaire à la Défense américain a dit la semaine dernière à Bruxelles qu’il fallait que l’OTAN se « concentre d’abord sur la Chine ». Il est très clair qu’on veut nous amener dans des combats qui ne sont pas forcément les nôtres. Je ne dis pas qu’en cas d’affrontements avec la Chine nous ne serions pas du côté américain (très sûrement), mais nous n’avons pas à nous laisser dicter notre agenda.

Qui sont nos ennemis aujourd’hui et quelles sont les menaces auxquelles nous avons à faire face ?

Il faut distinguer nos ennemis immédiats de nos ennemis potentiels. Nous avons évidemment un premier ennemi immédiat, c’est le terrorisme. C’est principalement ce qui reste de Daech et d’Al-Qaïda, et toutes les déclinaisons que l’on trouve au Sahel. Il faut prendre conscience que c’est une menace dont nous n’arriverons pas à nous séparer. C’est une guerre qu’on ne peut pas gagner parce que c’est extrêmement difficile d’aller planter son drapeau sur des capitales qui n’existent pas. On l’a bien fait à Mossoul ou Raqqa, or ça n’a pas été Berlin : la menace terroriste a perduré. Je pense que nous sommes condamnés à savoir qu’il y aura toujours des attentats en France. C’est pour ça que nous sommes présents au Sahel, même si les Français ne le comprennent pas toujours. Sans ça, les projets d’attentat sur notre sol seraient bien plus nombreux.

Pour le reste, nos adversaires sont ceux que nous laisserons devenir nos adversaires, ceux que nous ne saurons pas contenir. On ne peut pas dire aujourd’hui que la Turquie est notre adversaire, mais on voit bien que si nous ne la contenons pas comme on a contenu l’Union soviétique, il arrivera à un moment où il faudra en venir aux poings. Même chose pour la Russie, qui comprend la force. Il faut donc d’une part mettre fin à la politique agressive qui est celle de l’OTAN, surtout vis-à-vis de la Russie, et d’autre part remonter en puissance.

La Chine pose également un véritable problème. Pour la première fois dans son histoire, elle est dans une démarche d’empire. Elle s’est dotée d’une marine de guerre qui possède désormais plus de bateaux et plus de tonnages que l’US Navy. Or, on ne se dote pas d’une marine de haute-mer aussi puissante lorsqu’on ne ressent pas le besoin d’aller vers le monde extérieur. Les mers vont vite devenir un espace de confrontation, ne serait-ce que parce que l’US Navy les domine aujourd’hui. Dans son expansion maritime, Pékin risque également de tomber assez vite sur nos territoires d’Outre-mer et en premier lieu sur la Nouvelle-Calédonie. A l’origine, la Chine ne vivait que pour régler ses problèmes intérieurs. L’armée populaire de libération (APL) n’était conçue que pour massacrer les ouïghours et calmer les Tibétains. La première mission de cette armée était de défendre le parti. Or, en 2049, la Chine aura sûrement réussi le pari que lui donne Xi-Jinping, à savoir devenir la première puissance économique et militaire du monde.

La question est : est-ce que les Américains laisseront la Chine devenir une grande puissance sans qu’il y ait un conflit majeur ? Vous avez peut-être entendu parler de la thèse du piège de Thucydide : une situation donnée qui voit une puissance dominante entrer en guerre avec une puissance émergente poussée par la peur de perdre son statut. Le risque que nous nous retrouvions pris dans cet étau est réel. La France et l’Allemagne ont par ailleurs renforcé leur présence en mer de Chine, ce qui montre bien que, faisant partie de l’Occident, nous pourrions nous retrouver embarqués dans cette affaire. Toutefois, la grande différence avec la Guerre froide est notre dépendance économique vis-à-vis de notre potentiel adversaire. C’est tout à fait nouveau et remplit l’avenir d’incertitude.

Enfin, nous avons des accords de défense avec de nombreux pays qui pourraient nous entrainer dans un conflit. Nous avons par exemple un accord de défense avec la Tunisie. Celle-ci est dans un situation compliquée vis-à-vis de la Turquie. La Tunisie a longtemps été une province ottomane, au même titre que l’Algérie, et n’a pas les moyens de se défendre seule. Ces accords de défense pourraient donc nous entraîner dans de dangereux engrenages, que nous ne saurons maîtriser qu’avec la puissance. Ce qui est certain, c’est que nous avons bien besoin d’une montée en puissance de nos systèmes de défense, tout en veillant à ce que celle-ci ne mette le feu à un brasier tout prêt à s’enflammer.

La profondeur stratégique de la France est-elle en Afrique ?

Absolument et il est tout à fait nécessaire que la France s’occupe de l’Afrique. Lénine disait : « si vous ne vous occupez pas de l’Afrique, c’est l’Afrique qui s’occupera de vous ». Je ne vais pas vous rappeler la démographie du continent, mais vous la connaissez comme moi. Un milliard d’Africains vont naître dans le quart de siècle immédiat. Le plein va vers le vide : si nous n’allons pas stabiliser la croissance du continent, les mouvements de transfert de population vers l’Europe vont s’accroître. Il faut faire en sorte que les peuples africains aient de quoi subvenir à leurs besoins. Auquel cas, ils pourront être heureux chez eux au lieu d’être malheureux chez nous.

Il y un intérêt réciproque à ce que la France s’occupe de l’Afrique. C’est d’autant plus vrai que nous avons des savoir-faire que nul autre pays européen n’a. L’Afrique est un jet de pierre de l’Europe ; quelques milles les séparent. Nous avons une très grande proximité, c’est notre voisin le plus proche, beaucoup plus que l’Amérique. Ça doit donc être une de nos préoccupations stratégiques. De plus nous ne pouvons pas nous désengager du continent, sans quoi les attentats se multiplieraient sur le sol français. Le Maghreb, la bande sahélienne et le nord de l’Afrique noire sont des zones où le terrorisme est en pleine expansion, bien que contenu par nos opérations.

Par ailleurs, la croissance démographique du continent va faire du français la deuxième langue la plus parlée au monde. La francophonie va représenter un marché immense. Si nous savons faire -ce que l’histoire récente ne nous a pas forcément montré- nous aurons des potentialités économiques absolument considérables. Il ne faut pas abandonner l’Afrique aux seuls Russes et Chinois, qui en tire profit même s’ils n’ont pas d’affinités avec elle.

Est-ce que le rôle de la France est celui d’une puissance stabilisatrice de l’ordre international ?

Oui et non. Je crois qu’elle l’est déjà. Elle peut intervenir pour maintenir la paix ; l’été dernier déjà nous en avons en quelque sorte empêché un conflit entre la Turquie et la Grèce. De même, l’action française au Sahel est stabilisatrice de l’Afrique et donc de l’Europe. La France protège l’Europe en s’engageant au Sahel.

Mais non, en ce sens qu’elle est trop faible. Elle peut jouer dans des petits conflits comme ceux qu’on vient de citer, dans des petites opérations. Mais elle n’a pas le poids militaire pour jouer un rôle dans l’affrontement des mastodontes. Il n’y a qu’une union de pays qui puisse jouer un rôle stabilisateur, et celui-ci doit être joué par l’Europe. L’Europe a un rôle de stabilisateur et de pacificateur du monde. Nous nous sommes tellement entre-déchirés et massacrés que nous avons compris la vanité de la guerre et des velléités d’expansion territoriale. Je crois que l’Europe est vraiment adulte. Mais ne sommes-nous pas passé de l’âge adulte à a vieillesse ? Je crois qu’il est urgent de se dire que nous avons des responsabilités vis-à-vis du monde. Nous devons trouver un équilibre durable dans nos modes de vie, à la fois pour le bien du monde mais aussi pour la survie de nos nations. Et, si nous voulons jouer notre rôle sur la scène internationale, nous n’avons pas d’autres choix que de renouer avec la puissance.

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La sécurité énergétique des armées françaises

Source : Ifri – 28 avril 2016

En pleine Première Guerre mondiale, George Clémenceau jugeait déjà en 1917 :

« l’essence aussi nécessaire que le sang des batailles de demain ».

La sécurité de l’approvisionnement énergétique des forces armées, en particulier en carburants, est en effet une condition centrale du bon déroulement des opérations militaires. Elle conditionne la liberté d’action des forces engagées qui doivent à ce titre éviter toute rupture des flux tout en bénéficiant de produits pétroliers dont la qualité est avérée.

Un organisme central créé en 1945, le Service des Essences des Armées (SEA), est en charge de garantir cette sécurité énergétique des armées françaises (1) : il gère toute la chaîne de l’approvisionnement pétrolier du ministère de la Défense, depuis l’acquisition de produits pétroliers et leur homologation à leur distribution (2) en passant par la construction des infrastructures pétrolières.

Dans cette étude publiée par le Laboratoire de recherche sur la défense de l’Ifri, Paul Kaeser, ingénieur militaire au sein du SEA, rappelle les missions dont est investi cet organisme en pointant ses forces et ses vulnérabilités ainsi que les nouveaux défis auxquels il est aujourd’hui confronté, dans un contexte de « transition énergétique ». Il étudie les pistes pour « renouveler » la sécurité énergétique des armées françaises qu’il définit comme la « capacité à assurer en tout temps et en tous lieux l’alimentation en énergie des installations militaires et des systèmes d’armes déployés, même en cas de rupture des flux externalisés ».

Fort d’un effectif d’environ 2 100 personnes, le SEA dispose entre autres d’une quarantaine de dépôts pétroliers en France, d’environ 400 camions de transport et de 140 wagons-réservoirs.

En 2014, environ un quart des carburants qu’il a distribués l’ont été sur le terrain d’opérations extérieures (OPEX). Les ruptures de flux pétroliers y constituent une difficulté récurrente. Le SEA recherche une redondance de ces flux d’approvisionnement afin de garantir la sécurité énergétique des forces engagées (nécessité opérationnelle en contradiction avec l’optimisation financière) et s’appuie sur les fournisseurs pétroliers locaux lorsque cela est possible (3).

Ce Service peut soutenir des forces dès leur entrée sur une zone d’intervention en déployant immédiatement une chaîne d’approvisionnement pétrolier. Les détachements de soutien pétrolier varient fortement, d’un seul militaire jusqu’à plus de 100 personnes comme lors du début de l’opération « Serval » au Mali en 2013.

Le SEA bénéficie d’une expertise technique reconnue (4) mais son autonomie a eu pour effet de partiellement « décharger » le commandement des armées de la préoccupation de la sécurité énergétique. Paul Kaeser s’interroge ainsi sur les moyens d’une meilleure prise en compte de cette problématique au niveau stratégique. Il analyse enfin les conditions pour faire émerger des forces moins énergivores (malgré les spécificités militaires limitant parfois les économies d’énergie) (5) et plus généralement une nouvelle gouvernance de « l’énergie de Défense ». 

Sources / Notes

  1. A l’origine, le SEA était en charge de ravitailler toutes les forces militaires terrestres de la France. Il a par la suite également été chargé du soutien pétrolier des bases aériennes (en 1960) et de la flotte de la Marine (en 2010).
  2. Sauf certaines exceptions : stations-services militaires des bases de Défense (gérées par le service du commissariat des armées), ravitaillements en vol ou sur porte-aéronefs, etc.
  3. L’essence F-18 nécessaire aux drones Harfang doit par exemple souvent être acheminée directement depuis la raffinerie de la Mède en Provence.
  4. L’ensemble des ingénieurs militaires du SEA ont suivi un an de formation au sein de l’IFP School.
  5. La notion de sobriété énergétique est plus ou moins bien intégrée au sein des différentes armées : elle est essentielle dans la Marine ou pour les pilotes d’astronefs disposant de ressources limitées mais l’armée de Terre est encore fortement imprégnée « d’un vieux principe selon lequel l’intendance suivra », indique Paul Kaeser.

© Paul Kaeser, « La sécurité énergétique des armées françaises. Le soutien pétrolier à l’heure de la transition », Focus stratégique, n° 66, mars 2016.