Par Bernard PENISSSON – titulaire d’un doctorat en histoire ( Paris I – Panthéon Sorbonne), agrégé de l’Université, auditeur IHEDN (SR 143), membre du comité 86
Russie et Ukraine – Des origines à 2022
Introduction
Dans une mise en scène savamment orchestrée, en 2006, à un enfant qui lui demandait : « Quelles sont les frontières de la Russie ? » le président Vladimir Poutine répondait : « La Russie n’a pas de frontières. » Franche, nostalgique ou cynique déclaration qui ne rassurait pas les voisins occidentaux de la Fédération de Russie : Finlande, Pays Baltes, Pologne, Biélorussie et Ukraine, tous pays qui ont appartenu dans le passé à l’empire des tsars. Était-ce une allusion au désir d’empire universel taraudant un pays qui se prétend l’héritier de l’Empire romain ? Le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine a en effet des racines profondes qui remontent à la chute de l’empire byzantin. L’indépendance de l’Ukraine a souvent été balayée par de puissants voisins au cours de l’histoire. Une des explications de ce phénomène récurrent est-elle à saisir dans le rôle de pivot géopolitique de ce pays, zone de marche entre empires rivaux ? Dans quelle mesure l’histoire religieuse de l’Ukraine et de la Russie vient-elle interférer avec les rivalités géopolitiques qui les opposent ?
Mais une question préalable se pose : qu’est-ce qu’un empire ? C’est un ensemble politique, militaire, économique, culturel et/ou religieux, continental et/ou maritime, formé de plusieurs nations dirigées par l’une d’entre elles, à son profit ; cette nation impériale se considère comme supérieure aux autres nations dominées, parce qu’elle les a conquises au nom de la diffusion de la ‟ civilisation ˮ, de la mise en valeur de ressources naturelles inexploitées, ou encore de la mise en place d’un glacis de sécurité sur l’étranger proche. L’empire peut être formel, lorsqu’il est gouverné directement par la nation conquérante (au moyen de fonctionnaires nommés par la métropole) ou indirectement, toujours par la nation dominante, mais au moyen d’autorités autochtones recevant leurs pouvoirs de la puissance impériale. L’empire peut aussi être informel lorsque, gardant l’apparence de la souveraineté, les nations soumises sont dominées par la puissance économique et financière, par une alliance militaire asymétrique, ainsi que par l’influence culturelle, voire linguistique (langue russe/langue ukrainienne), qualifiée de ‟ puissance douce ou soft power ˮ, d’une nation hégémonique.
L’impérialisme est la tendance à constituer un empire, formel ou informel. Ce mouvement a été étudié et dénoncé par de nombreux auteurs, dont l’un des plus célèbres est le britannique John A. Hobson (1858-1940), avec le livre Imperialism. A Study, publié 1902. Lénine s’en est inspiré pour rédiger sa brochure L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, imprimée à Pétrograd en 1917. Enfin Hannah Arendt a rédigé en 1951 L’Impérialisme, deuxième partie de son grand œuvre Les Origines du totalitarisme. Des invasions extérieures, des impérialismes rivaux et/ou le réveil des nations temporairement soumises, entraînent la dislocation de l’empire, soit par le conflit ouvert, soit par la négociation, soit par l’effondrement interne de la puissance impériale. « Tout empire périra » a écrit l’historien Jean-Baptiste Duroselle L’empire russe s’est effondré en 1917, l’empire soviétique en 1991. Jusques à quand ?
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Conclusion
La politique extérieure de Vladimir Poutine évoque par certains aspects la doctrine Brejnev sur la souveraineté limitée. Après avoir « normalisé » la Tchécoslovaquie du « Printemps de Prague » en août 1968, et imposé « un traité sur le stationnement temporaire des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie », Brejnev déclara dans La Pravda du 26 décembre 1968 : « La souveraineté de chaque pays socialiste ne peut s’opposer aux intérêts du socialisme ou du mouvement révolutionnaire mondial. » Ce qui signifie qu’aucun pays du bloc socialiste ne peut se retirer du Pacte de Varsovie. Ainsi, l’empire soviétique n’offrait pas de porte de sortie jusqu’à sa désintégration en 1991, tout comme l’empire russe était « la prison des peuples », selon Lénine.
Peut-on attribuer au président Vladimir Poutine cette profondeur de la réflexion historique dont parlait le philosophe Henri Bergson en 1911 ? Ou est-ce lui faire trop d’honneur ? « À quel signe reconnaissons-nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? N’est-ce pas à ce qu’il embrasse une succession plus ou moins longue dans une vision instantanée ? Plus grande est la portion du passé qui tient dans son présent, plus lourde est la masse qu’il pousse dans l’avenir pour presser contre les éventualités qui se préparent : son action, semblable à une flèche, se décoche avec d’autant plus de force en avant que sa représentation était plus tendue vers l’arrière. »[1]
En tout cas, Vladimir Poutine est habité jusqu’à l’obsession et jusqu’à la guerre par une vision impériale de la Russie.
Pourquoi chercher à faire revivre par les armes un empire mort ? Pourquoi vouloir enfermer de nouveau les peuples dans une prison ? Pourquoi entreprendre un guerre de conquête et d’agression, la guerre injuste par excellence ? Á ces questions, des historiens, des philosophes et des géopoliticiens ont répondu de façon concordante à travers les siècles. Pour Thucydide, les États agissent principalement par crainte, par honneur et par intérêt. Quand un État craint pour sa sécurité, parce qu’il se croit menacé par la haine de ses voisins, il décide d’entrer en guerre pour ne pas laisser les risques et les menaces croître davantage. Tout État doit ménager ses intérêts « quand il s’agit des plus grands risques ». Et quand un État est à la tête d’un empire, il doit le défendre pour sauvegarder son prestige et son honneur. Et Thucydide fait dire aux Athéniens devant les Lacédémoniens et leurs alliés : « C’est ainsi que nous non plus, nous n’avons rien fait d’extraordinaire, ni qui s’écarte des façons d’agir humaines, soit en acceptant un empire quand on nous l’offrait, soit en ne le laissant pas aller quand les plus fortes raisons commandaient : honneur, crainte et intérêt ; avec cela, ce rôle, nous n’étions pas les premiers à le tenir, et il a été toujours chose établie que le plus faible soit tenu en respect par le plus puissant ; en même temps, nous pensons que nous le méritons. »[2]
Dans Léviathan, publié en 1651, Thomas Hobbes reprend l’analyse de Thucydide en écrivant, au chapitre XIII : « de la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité [intérêt] ; deuxièmement, la méfiance [crainte] ; troisièmement, la fierté [honneur, Glory]. La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. »[3]
Quant à Raymond Aron, dans son livre Paix et guerre entre les nations (1962), il définit lui aussi les objectifs éternels des États. Il en retient trois : le désir de sécurité, la recherche de la puissance, et la passion de la gloire. Cette trilogie s’inscrit dans la lignée de Thucydide et de Hobbes, auteurs auxquels Aron se réfère explicitement. Le premier objectif de l’État est sa survie, car « dans l’état de nature, chacun, individu ou unité politique, a pour premier objet la sécurité. […] La sécurité, dans un monde d’unités politiques autonomes peut être fondée sur la faiblesse des rivaux (désarmement total ou partiel) ou sur la force propre. »[4] Cependant les États recherchent aussi la puissance, non seulement pour assurer leur sécurité, mais aussi pour être craints [Vladimir Poutine ne brandit-il pas régulièrement la menace nucléaire ?], respectés et admirés. Enfin, la passion de la gloire, cette soif de reconnaissance régionale ou mondiale [être l’un des trois Grands], constitue le troisième objectif de l’État. Á cette triade, Aron en ajoute une autre, celle de la conquête de l’espace, des hommes et des âmes, ce dernier objectif étant réservé aux prophètes armés qui veulent faire triompher leur foi en imposant par la force leurs croyances et coutumes religieuses.
« Tout empire périra », a écrit l’historien Jean-Baptiste Duroselle. Dans l’Évangile selon saint Matthieu, Jésus n’a-t-il pas dit à Pierre : « Rengaine ton glaive, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. »[5] Comme le chante Victor Hugo dans un célèbre poème, Hymne aux morts de juillet, qui peut s’appliquer aux soldats ukrainiens de nos jours :
Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère
Et comme ferait une mère.
- [1] H. Bergson, « La conscience et la vie », conférence faite à l’Université de Birmingham le 29 mai 1911, Œuvres, PUF, 1963, p. 826.
- [2] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Livre I, 75, traduit par Jacqueline de Romilly, Les Belles Lettres, 1953, p. 50-51.
- [3] T. Hobbes, Léviathan, Éditions Sirey, 1971, p. 123-124.
- [4] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962, réédition 2004, p. 82.
- [5] Saint Matthieu, Évangile de Jésus-Christ, chapitre 26, verset 52, La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1998, p. 1.725.