Soumission ou Souveraineté ?

Par Jacques TABARY – Commissaire en chef de 1ère classe (er)

La Constitution du 4 octobre 1958 stipule : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale ».
Cet article a pour but de démontrer que cette Loi fondamentale n’est pas respectée dans le domaine numérique.

La souveraineté numérique peut couvrir (ou dépendre de) plusieurs aspects dont notamment le stockage des données, les systèmes d’exploitation, les applications logicielles, la capacité à se protéger des attaques informatiques, à assurer la protection des données personnelles ainsi qu’industrielles et commerciales[1]

Aujourd’hui, les données françaises et européennes qui, pour beaucoup, constituent « l’or noir » de l’économie contemporaine, sont stockées à 80 % aux USA ou dans des serveurs américains. Ainsi, les données de santé des Français sont depuis 2019 hébergées par Microsoft, en dépit de l’avis défavorable de l’ANSSI[2],  dans le cadre du marché « Health Data Hub ». Renault, entreprise dont l’État est actionnaire, confie le traitement de ses données industrielles à Google. BPI France, banque publique d’investissement, organisme de financement et de développement des entreprises, fait enregistrer les demandes de crédit des entreprises françaises au sein d’une solution Amazon. 85% des entreprises du CAC 40 ont confié leurs données à Microsoft

Les flux des données en Europe, massivement captés par les États-Unis.
© ResearchGate : https://www.researchgate.net/figure/Les-flux-de-donnees-en-Europe-massivement-captes-par-les-Etats-Unis_fig1_329868098

La domination des « GAFAM[3] » conduit à un transfert massif des données et de valeur ajoutée vers ces multinationales. Elle pose ainsi un grave problème de souveraineté nationale.

S’agissant des ordinateurs, le système d’exploitation « Windows » de Microsoft et les applications « MS Office » écrasent toute la concurrence en équipant 80 à 90 % des ordinateurs des particuliers, des entreprises et des administrations. Cette proportion monte à 100 % dans 2 ministères régaliens : les Armées et la Justice…
Ceci n’est pas sans poser problème s’agissant de la sécurité :
Les logiciels de Microsoft sont les vecteurs privilégiés des « malwares », en raison de leur position dominante ;
Les remontées « techniques » périodiques de données, faites sans accord de l’utilisateur, sont également sujettes à interrogation.

Le système « Androïd » de Google équipe 75 % des ordiphones, Apple arrivant en deuxième position. Ces deux systèmes sont considérés comme de véritables aspirateurs à données :
Quand La Banque Postale demande à ses clients de télécharger sur « Google Play » l’application « Certicode + », elle fournit gratuitement à Google le nom et l’adresse IP du client concerné, ce qui complétera son profil commercial. En enregistrant les téléchargements, Google obtient aussi la liste nominative de tous les clients de la banque, laquelle devrait pourtant protéger à tout prix cette donnée stratégique majeure ;
L’association Tégo (ex- AGPM et GMPA) recommande aussi le téléchargement de son application mobile sur « Google Play ». Cette fonctionnalité intéressant surtout les jeunes militaires, Google pourra ainsi facilement rapprocher la qualité d’adhérent de Tégo, qui découle du téléchargement, avec sa géo-localisation. De là à en déduire à quelle unité militaire située à proximité appartient l’adhérent, il n’y a qu’un pas …

Soumises au « Cloud Act », les « GAFAM » sont obligées de répondre aux demandes des services de renseignement américains, même si les données qu’elles gèrent sont situées à l’étranger.

Il existe une grande porosité entre elles et ces services :
Microsoft[4] a été la première entreprise à participer au programme de surveillance PRISM de la NSA ; elle a aidé celle-ci à avoir accès aux messageries « Outlook » et « Hotmail » ;
Amazon vient de nommer à son conseil d’administration l’ancien chef de la NSA, le général ALEXANDER, qui a supervisé la surveillance de masse dénoncée par Edgar SNOWDEN.

Cette proximité et la mainmise totale des GAFAM sur l’Internet mondial ont permis, grâce aux informations obtenues par l’espionnage industriel américain, à General Electric de prendre le contrôle d’Alsthom, à FMC de mettre la main sur Technip, à Total, Shlumberger, Alcatel, BNP, Société Générale, Crédit Agricole de payer des dizaines de milliards de dollars d’amendes.

C’est ce dont prend acte implicitement la Cour de Justice de l’Union Européenne le 16 juillet 2020 par l’arrêt « SCHREMMS 2 », du nom de l’avocat qui a contesté le transfert des données opéré par Facebook Irlande vers sa maison-mère aux USA. Ce jugement historique, qui aurait dû faire la « Une » des médias, constate que les données à caractère personnel ne bénéficient pas aux USA d’une protection équivalente à celle délivrée en Europe par le RGPD[5], ce qui rend illicite leur transfert vers une société soumise au droit américain.

Le Conseil d’État étant saisi de l’affaire « Health Data Hub », la CNIL[6], dans la suite de l’arrêt précité, lui transmet le 8 octobre dernier, un mémoire[7] demandant aux acteurs stockant des données de santé de cesser de confier leur hébergement à Microsoft ou à toute société soumise « au droit étatsunien ».

Le coup de tonnerre provoqué par l’arrêt « SCHREMMS 2 » doit contraindre le gouvernement français à abandonner son acceptation tacite de la domination américaine.

Une idée largement diffusée est qu’hors des GAFAM, il n’y aurait point de salut. Pourtant le potentiel européen est immense et les solutions alternatives existent :
Il ressort de travaux d’avril 2016[8], que l’UE dispose d’une capacité de stockage suffisante sur son territoire pour assurer l’hébergement et le traitement des données à caractère personnel des citoyens européens actuellement traitées aux États-Unis : la « licorne[9] » française OVH, entreprise de niveau mondial, avait ainsi largement les moyens de traiter les données de santé des Français.
Que ce soit pour les particuliers, les entreprises ou les administrations, le système d’exploitation « Windows » peut être avantageusement remplacé par son équivalent libre « Linux », dont la fiabilité et la robustesse sont mondialement reconnues, y compris par la NASA et l’US Navy, qui en a équipé ses sous-marins nucléaires. La Gendarmerie Nationale l’utilise depuis 15 ans. L’ANSSI a développé un système « Clip OS », également basé sur un noyau Linux, capable de gérer des informations de plusieurs niveaux de sensibilité.
S’agissant de la bureautique, les logiciels libres représentent une alternative performante et très économique aux produits Microsoft.

La suite libre la plus populaire est « LibreOffice », issue d’un logiciel commercial allemand « StarOffice » dont la licence a été rendue libre. Elle comprend les mêmes modules que « MS Office » et est aussi performante. Elle en utilise sans difficulté les fichiers, tant en import qu’en export.
Le marché public « de support logiciel libre » gagné par ATOS permet aujourd’hui à toutes les administrations centrales de bénéficier du support de 350 logiciels « open source » dont nombre d’outils collaboratifs.

De manière générale, tous les produits propriétaires ont une alternative libre. Les logiciels libres sont plus sûrs :
D’une part, leur code source est ouvert, c’est-à-dire libre d’accès, contrairement à celui des logiciels propriétaires. Cette situation permet donc à la communauté de repérer et réparer plus rapidement les failles logicielles, les erreurs et négligences de programmation.
D’autre part, n’étant pas soumis à une logique commerciale, les données techniques qu’ils récoltent sont strictement limitées à ce domaine et ne sont pas revendues.

L’Europe et la France peuvent donc restaurer leur souveraineté numérique et se détacher de la vassalisation actuelle envers nos « alliés » américains. Cet objectif n’est pas hors de portée.

Il faudrait pour cela une volonté politique ferme et durable. Mais les discours et les actes du gouvernement sont contradictoires :
Lors de la restitution publique du rapport sur l’intelligence artificielle du député Cédric VILLANI, le 28 mars 2018, le Président de la République définit la souveraineté nationale comme « la capacité pour une Nation de définir par elle-même les normes auxquelles elle se soumet et non de se voir imposer ces règles de l’extérieur ».
Mais, dans son intervention du 14 septembre 2020 devant les principaux acteurs français du numérique, il limite cette notion de souveraineté au niveau européen et au domaine économique, comme la promotion de « licornes » ou de « start-up ».

D’autre part :
Le ministère des Armées continue de préférer « Windows » et « MS Office » dans le cadre d’un accord  « open bar » passé sans appel d’offres en 2009, contre l’avis des experts militaires.
Le choix de Microsoft en 2019 pour héberger les données de santé des Français était contraire à l’intérêt national :
– le Conseil d’État exige, par ordonnance de référé du 13 octobre 2020, le renforcement des clauses du marché « Health Data Hub » pour qu’il ne soit soumis qu’au droit de l’Union Européenne.
– leur traitement est un marché d’avenir qui échappe ainsi à une société française.
L’Éducation Nationale renouvelle au mois d’août 2020 son parc de licences Microsoft pour un montant de 8,3 M€ : cette décision très critiquable oriente des millions de jeunes vers ces produits à la fois payants et non souverains. Est-ce là le rôle de ce ministère ?
Il en est de même des organismes de formation professionnelle qui continuent à former systématiquement leurs stagiaires sur les logiciels de cette société.

Il est donc mensonger de parler de souveraineté numérique. La Constitution de la République n’est clairement pas respectée. Seule une volonté politique lucide et forte pourrait dégager la France des tentacules « étatsuniennes » en mettant en œuvre des solutions alternatives :
relocalisation des données en Europe ;
abandon de la préférence générale donnée à Microsoft dans les services publics, aux Armées, et notamment dans l’Éducation Nationale, de manière à ne pas favoriser l’addiction des jeunes aux GAFAM ;
respect des textes en vigueur qui incitent à choisir au maximum les logiciels libres.

L’arrêt « SCHREMMS 2 » est une opportunité de restaurer la souveraineté numérique nationale en relançant l’informatique française. Il doit conduire le gouvernement à mettre sur pied en urgence une vraie politique numérique qui ne se résume pas, comme aujourd’hui, à la promotion de l’application « TousantiCovid ».

Jacques TABARY – Auditeur du Comité Aunis-Saintonge


[1] Rapport sur la possibilité de créer un Commissariat à la souveraineté numérique
[
2] Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information
[3] Google Apple Facebook Amazon Microsoft
[4] « MICROSOFT handed the NSA access to encrypted messages », The Guardian 12 juillet 2013
[5] Règlement général sur la protection des données
[6] Commission Nationale Informatique et Libertés
[7] https://www.usine-digitale.fr/article/microsoft-doit-se-retirer-du-health-data-hub-d-apres-la-cnil.N1014634
[8] Rapport sur la possibilité de créer un Commissariat à la souveraineté numérique – page 20
[9] Le terme « licorne » est employé pour désigner une startup valorisée à plus d’un milliard de dollars

© ASAF – Souveraineté nationale informatique : https://www.asafrance.fr/item/souverainete-nationale-informatique.html

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